Escapade et vaches corses
Inspiré d’une histoire vraie remaniée.

« - Tout est relatif, marmonne l’une.
- Et encore, ça dépend ! renchérit l’autre. »

- Papa, on est paumé, là.
- Regarde, comme le paysage est beau !
Emma jeta un bref coup d’œil par la fenêtre.
- Oui, enfin, tout est relatif, marmonna-t-elle.
Le moteur de la voiture émettait un léger vrombissement qui avait des effets soporifiques. À l’arrière, Maud observait d’un air blasé le paysage défiler à toute allure. Les écouteurs de son MP4 dans les oreilles, elle semblait coupée du monde, dans une bulle insondable. La cousine Chioso attachait une grande importance à sa musique, et ne pouvait plus se passer de son baladeur.
- N’empêche, cela ne justifie pas le fait qu’on soit paumé, lâcha Emma.
Dans le cas de la cousine Langlois, c’était différent. Disons qu’elle n’appréciait pas vraiment les soi-disant « raccourcis » foireux de son père. Ce dernier sifflotait, l’air de rien, un chant plutôt connu : Cécile, ma fille. Emma se répétait les paroles dans sa tête dans un cycle sempiternel.
- Tu devrais prendre le temps d’apprécier les bonnes choses, Emma. Je suis certain que cette route rend à l’Île Rousse, se justifia Steve.
- Tu t’enfonces, papa, tu t’enfonces, soupira la jeune fille en secouant négativement la tête.
Son père leva les yeux au ciel en souriant. Pourtant, Emma sentait qu’il était à deux doigts de baisser les bras et craquer. Il savait qu’il avait tort, mais son orgueil surdimensionné l’empêchait d’avouer son erreur.
- C’était le seul moyen d’éviter les bouchons ! contra Steve.
- Emma a raison, ajouta Jade, assise près de Maud à l’arrière.
La petite sœur d’Emma obtenait toujours raison sur son père dans ces cas critiques. Elle s’était résolue à ranger son propre MP4 et s’ennuyait depuis plus d’une heure. Steve poussa un long soupir d’agacement et finit par se garer sur le bas-côté de la piètre route. Cette dernière comportait de nombreux nids de poule et de fissures qui la striaient de long en large. Il était presque impossible que deux voitures s’y trouvent en même temps tant la largeur était limitée.
Steve ouvrit sa portière et s’extirpa de la voiture. Il fit quelques pas, les mains sur les hanches, et jeta un regard circulaire. D’un côté, les pics montagneux de la Corse se dressaient, arides et menaçants. Le paysage désertique n’était composé que de broussailles desséchées et de rochers volumineux. La terre craquelée était parsemée d’une poussière ocre qui s’élevait à chaque bourrasque de vent. Quelques chardons parsemaient l’herbe sèche. Un soleil de plomb dardait ses rayons d’or sur les montagnes et assommait tous ses occupants. Au loin, au pied des montagnes, la mer azur venait lécher le rivage et une crique couleur brique donnait son nom à l’Île Rousse, la ville côtière.
Emma passa lentement ses doigts sur le bracelet blanc à son poignet et quitta la voiture à son tour. La chaleur la saisit tel un étau ardent et elle fut contrainte de garder sa main en visière quelques instants. Soudain, la climatisation procurée par la voiture lui manqua horriblement. Elle observa la route qui continuait inlassablement de sinuer sur les flancs des montagnes.
- On part en sens inverse de l’Île Rousse, affirma-t-elle en se campant près de son père. Je le répète : on est pommé. Si ça se trouve, on va se faire agresser par un berger corse !
- Ne dis pas de bêtises, la rabroua Steve, cette route doit bien mener quelque part.
Jade quitta à son tour la voiture et les rejoignit.
- Peut-être, mais pas à l’Île Rousse en tous les cas, objecta-t-elle.
Maud n’avait pas bougé, toujours figée dans sa musique. Elle semblait en pleine torpeur, et personne ne pouvait l’y déloger. Elle avait fermé les yeux et se reposait sans aucun doute, bercé par les sons de son MP4.
- Un petit sommet, ça vous dit ? demanda Steve d’un air qu’il voulut sérieux.
Le sourire involontaire qui étira ses lèvres trahit son humour que ses filles appelaient « À deux balles. »
- Papa, on vient de se taper deux heures de planche à voile avec force de vent six plus deux heures de remontée de cayon et de nage, on pourrait peut-être rentrer, nan ?
Steve ignora la remarque d’Emma qui venait de faire échouer sa vaine tentative d’humour.
- Bon, je vais aller voir en haut de cette colline, pour voir si une route mène à la mer, se contenta-t-il de lâcher.
Il s’exécuta presque aussitôt et entama sa marche entre les herbes folles et les chardons. Emma ne put s’empêcher de sourire au mot « colline » pour des raisons complètement puériles mais ne fit aucun commentaire. Jade s’assit contre un pneu de la voiture, face à la route, où l’ombre de l’automobile se profilait. Elle ramena ses genoux contre son torse et observa le bitume d’un œil absent.
Emma la rejoignit. Elle s’installa près d’elle sans un mot. Toutes deux ne mourraient d’envie que d’une chose : rentrer à leur maison de louée, à l’Île Rousse. Ce n’était pas la mort, mais les folies de montagnard de leur père les menaient toujours dans des lieux complètement reculés, désertiques, inhabités et surtout, paumés. Une unique voiture cabossée les dépassa dans une pétarade nauséabonde.
- Pourquoi les gens empruntent-ils ces routes pour aller trouver de la merde ?! s’exclama Jade.
- C’est absurde, renchérit Emma en riant d’un air béat.
Sa sœur la rejoignit bientôt et elles rirent ensemble quelques instants. Pour une raison débile, certes, mais elles rirent tout de même. Mieux valait prendre cette situation avec le sourire, de toute façon.
Emma finit par se calmer et observa le bracelet blanc à son poignet en poussant un juron.
- J’ai dégueulassé le bracelet de Coline, lâcha-t-elle. Tu crois que ça se lave, ces trucs ?
- Je pense, répondit placidement Jade.
- Que j’aime ta passivité !
Elle se contenta de sourire comme unique réponse.
Alors que les deux sœurs sombraient dans un mutisme et un ennui effarant, un bruissement inhabituel retentit. Emma se releva hâtivement. Le bruit était proche, et venait de derrière un imposant rocher. La jeune fille s’approcha sans trop mesurer les risques. Aucun animal ne vivait ici, pas un oiseau ou un lézard. Que craignait-elle ? Lorsqu’elle put observer l’arrière du roc, elle écarquilla les yeux.
- Jade, putain, y’a une vache !
L’interloquée se releva à son tour sans pour autant s’approcher.
- Une… une vache ?
- Oui, une vache ! Sans enclos, sans pâture, sans rien ! Là, devant moi !
Chose étrange, Emma partie dans un fou rire retentissant en se pliant en deux. Elle finit même par tomber à genoux lorsque l’imposant animal se releva et se dévoila complètement, remuant les oreilles devant le rire de la jeune fille.
- Une vache ? balbutia Jade. Mais… mais qu’est-ce qu’elle fait ici ?!
- J’en sais rien, mais on ne pouvait pas faire meilleure rencontre dans ce lieu désert, répondit Emma en essuyant la larme de fou rire qui avait perlé au coin de son œil.
- Emma, t’es vraiment conne.
- On est deux dans ce cas, tu devrais être satisfaite.
La jeune fille se releva, un large sourire plaqué sur le visage, et se dirigea de nouveau vers la voiture. Mais à son plus grand désarroi, la vache la suivit.
- C’est quoi ce bordel ? lâcha-t-elle en fronçant les sourcils. Si elle touche à la voiture, c’est papa qui va gueuler.
- Qui est sensé toucher à la voiture ? interrogea une voix dans leur dos.
Les deux sœurs se retournèrent en un bel ensemble au moment même où Steve contournait la voiture pour les rejoindre.
- Il suffit de faire demi-tour et de prendre la route de gauche, affirma-t-il. Après quoi, cap sur l’Île Rousse et sa…
Il ne put terminer sa phrase qu’un hoquet de surprise le coupait dans son élan lorsqu’il découvrit l’énorme vache face à lui. Et derrière cette dernière, un bœuf proéminant s’avançait à son tour. Le regard agressif qu’il leur jetait n’était pas des plus rassurants.
- Rentrez dans la voiture, ordonna Steve. Il ne faut pas que ce taureau pense que nous sommes des ennemis sur son territoire.
- Papa, les vaches ne…, commença Jade.
- Montez !
Les deux filles s’exécutèrent sur le champ, suivit de leur père. Le bœuf s’avança encore, de plus en plus vite. Les surprenant, Steve appuya brusquement sur l’accélérateur et démarra sur les chapeaux de roue. Le taureau chargea à cet instant, les poursuivant, toute corne dehors.
- Plus vite ! s’écria Jade, réveillant Maud au passage.
- Ça court vite ces machins, ajouta Emma.
- Quelle déduction, la railla son père sans tourner les yeux vers elle. T’as qu’à pousser la voiture si tu veux aller plus vite !
- Sans façon, je préfère encore être écrasée par une vache folle.
- Merci.
- De rien.
Steve marmonna quelque chose d’incompréhensible après avoir échouer à avoir le dernier mot. Finalement, ils bifurquèrent sur la voie de gauche, comme prévu, et entamèrent la descente vers la mer. Ils avaient semé les vaches, bien que ces dernières soient endurantes et véloces. Maud brisa le silence pesant qui s’installait :
- On est paumé ? interrogea-t-elle d’une voix ensommeillée.

24/07/2012